Le 24 février dernier l’armée russe a commencé son invasion de l’Ukraine. À la fin de la troisième semaine de l’invasion, on déplore des milliers de victimes civiles et nombreux sont les hôpitaux et les écoles détruits par les bombardements. Une véritable crise humanitaire se déroule dans les villes assiégées, alors que l’agresseur utilise des munitions interdites par des conventions internationales. Comment la gauche francophone a-t-elle réagi à ce drame?
Les leaders des organisations de la gauche française n’ont opéré qu’un seul changement dans leur rhétorique par rapport à leurs déclarations d’avant le 24 février : depuis le début de la guerre, ils dénoncent les actions du gouvernement russe. Pendant toute l’année précédente, lorsque Poutine accumulait des troupes autour de la frontière ukrainienne, on n’avait rien entendu de tel. Au-delà de cette évolution marquante, peu de choses ont changé. Toute dénonciation de Poutine est inévitablement suivie par la phrase rituelle que “l’Occident” ou “l’OTAN” ou “l’impérialisme américain” ont joué un rôle aussi important voire plus que la Russie. Jean-Luc Mélenchon râle contre “l’annexion de l’Ukraine par l’OTAN”; l’AIT distribue des autocollants invitant les soldats ukrainiens à déserter plutôt qu’à défendre leurs villes (il y a des fautes évidentes dans les textes de ces autocollants, visiblement écrits par un Russe, mais ce n’est pas grave, parce que de toute façon les stickers sont collés dans les villes françaises, loin de tout soldat ukrainien !); le NPA met en garde contre les troupes américaines, qui ne sont pourtant pas sur place; Nathalie Arthaud a décidé que c’était le bon moment pour s’exprimer une énième fois contre le malheur semé partout par les impérialistes occidentaux.
Les militants qui sont d’habitude si résolus dans leur soutien de toutes les victimes de la guerre et du capitalisme sont soudainement devenus extrêmement nuancés et “réflexifs” – comme s’ils espéraient toujours tenter leur chance dans un concours pour le poste de directeur de Sciences Po Paris (malheureusement il n’est plus vacant). Pourquoi ce changement de ton ?
Cette réaction maladroite peut être expliquée par la gêne que cause le renversement des rôles traditionnellement réservés aux camps géopolitiques dans cette guerre. Il y a un moment, la gauche française, qui, tout comme l’américaine, n’éprouve généralement pas beaucoup d’intérêt pour la politique internationale, a développé un schème standardisé pour qualifier n’importe quelle guerre ou crise à l’étranger : il suffit de rendre responsable l’impérialisme américain (en France, tant à gauche qu’à droite, on utilise l’expression archaïque mais charmante “atlantisme”). Jusque-là, dans la plupart des cas, cette intuition portait ses fruits, coïncidant peu ou prou avec la réalité sur le terrain, structurée par la dominance politico-économique des forces “occidentales”. Néanmoins, ce cliché est responsable de graves erreurs factuelles commises dans les analyses occidentales de la guerre en Syrie : Priyamvada Gopal, Leila al-Shami, Yassin al-Haj Saleh, Jairus Banaji et d’autres nombreux auteurs ont beaucoup écrit sur le biais géopolitique qui a empêché la gauche occidentale d’identifier la contribution décisive du gouvernement russe dans la tragédie humanitaire syrienne. De la même façon, toute critique envers le gouvernement chinois est souvent rejetée et marquée comme une lecture favorable à ce fameux “atlantisme”.
La lecture géopolitique prédominante dans les analyses est le triste héritage de la crise intellectuelle du mouvement socialiste mondial, qui l’a frappé après la chute de l’URSS. Désorientée, la gauche a d’abord milité contre le monde “unipolaire” et la “mondialisation”. Les instincts hérités de la guerre froide - l’assimilation de Washington au capitalisme/impérialisme - ont été adaptés à la nouvelle situation et puis renforcés dans les années 2000, quand de nouveaux candidats à l’hégémonie internationale, y compris la Russie, ont fait leur apparition. La lutte contre le capitalisme a été remplacée par la lutte contre le “néolibéralisme” (en faveur d’autres formes capitalistes, plus bénéfiques) et contre l’”impérialisme” (exclusivement anglo-américain, à la rigueur israélien et français). Paradoxalement, ceux qui contestent ces vues réformistes et nationalistes à la faveur d’approches plus radicales anticapitalistes et internationalistes, sont souvent condamnés comme étant “libéraux et nationalistes”.
Il semble que cette optique fait une distinction entre deux types de nationalisme. Cette distinction n’a pas de critères structurels clairs, s’appuyant plutôt sur des intuitions ou impressions des “anti-impérialistes” occidentaux. Dans leur vision du monde, il existe des nationalismes gentils, qui méritent un soutien inconditionnel : le nationalisme irlandais, palestinien, kurde, catalan, breton, basque, souvent russe, parfois français. Les Anglais et les Blancs américains eux aussi sont autorisés à être nationalistes et même racistes, pourvu que “les revendications légitimes de la classe ouvrière blanche” soient rationalisées comme une réponse naïve mais soutenable aux ravages du néolibéralisme. Ce genre d’excuses n’est pas autorisé aux nationalismes méchants, surtout concentrés géographiquement dans la région est-européenne, comme l’ukrainien. Les barbares orientaux ne méritent guère de compréhension ou d’analyse approfondie. C’est un terrain où les occidentaux peuvent exercer leurs postures les plus fortes, après avoir fermé les yeux sur les dérives à caractère ultra-droitiste ailleurs. La raison de cette différence de traitement, c’est l’optique géopolitique : le caractère progressif ou réactionnaire de tout phénomène politique est analysée en rapport avec le mal ultime qu’est l’impérialisme américain. C’est pourquoi l’immense nombre de mouvements politiques dans les coins plus lointains du monde sont épargnés de l’attention de la gauche occidentale: comme elle ne peut pas relier ces conflits africains et asiatiques à son schème analytique, elle préfère ne pas en parler du tout.
La pauvreté de cette analyse devrait être évidente. La guerre en Ukraine, initiée très clairement par le gouvernement russe, ne peut visiblement pas être expliquée d’une manière convaincante par des références aux politiques sinistres de l’OTAN. Très brièvement, j’exposerai quelques points à propos des déficiences de la logique campiste. Premièrement, la Russie n’est pas l’URSS. Il ne s’agit plus d’un “Etat ouvrier”, quoique “déformé”. Aussi choquant soit-il pour certaines personnes s’imaginant aux côtés des chars soviétiques à Prague, les chars et fusées détruisant actuellement les villes ukrainiennes sont déployés par un régime anti-communiste virulent et enthousiaste des politiques néolibérales. Même dans le cadre de la logique “tankie” des années 1970 (soutien à la “patrie du prolétariat mondial”), il est difficile de trouver une justification à cette invasion.
Deuxièmement, l’impérialisme, tout comme le néolibéralisme, n’est pas une chose. C’est plutôt une relation qui structure le capitalisme à l’échelle mondiale aujourd’hui. Il est donc inutile de l’associer aux politiques d’un pays particulier. Jusqu’au début de ce siècle, les Etats-Unis ont effectivement gardé une position hégémonique dans ces relations, surdéterminant les développements sur la scène internationale. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Toutes les choses sur cette planète ne sont pas inspirées par Washington. La manie des analystes occidentaux qui cherchent l’OTAN partout peut être comparée aux instincts des intellectuels nationalistes ukrainiens qui sont capables de trouver des traces russes dans chaque phénomène désagréable, y compris dans le mouvement des gilets jaunes. Le niveau argumentatif reste le même.
Troisièmement, il n’y a pas que l’OTAN et Poutine qui sont dotés d’agentivité. En prenant du recul par rapport à une stricte lecture géopolitique, on pourrait noter la présence de dizaines de millions d’autres agents, qui habitent par exemple en Ukraine. Ces gens ne sont pas tous des marionnettes du Kremlin, du Pentagone ou de Bruxelles. Ils ont leur propre volonté, leurs intérêts et leurs perspectives. Ignorer les soucis de la classe ouvrière ukrainienne tout en se concentrant sur l’état psychologique d’une poignée d’hommes forts en Kremlin ou du Pentagone est profondément problématique, non pas seulement du point de vue éthique, mais aussi heuristique. La sociologie, l’anthropologie, l’économie politique fournissent des outils beaucoup plus utiles pour une analyse critique que la géopolitique – à moins que votre but soit de produire des clichés politiquement corrects plutôt que de comprendre l’essence du problème.
Mais qu’en est-il de cette agentivité ukrainienne, ne sont-ils pas tous des nazis là-bas ? Je ne vais pas nier l’existence du problème de l’extrême droite, qui pèse lourdement sur la société ukrainienne. Il y a beaucoup de travaux sérieux consacrés aux nazis ukrainiens, certains d’entre eux sont d’ailleurs écrits par l’auteur de ce texte. Ceux qui sont vraiment inquiets par rapport aux nazis ukrainiens n’ont qu’à lire cette littérature, qui n’a jamais intéressé la gauche francophone. C’est la bonne occasion de s’informer, de formuler une position à ce sujet et de s’engager dans le combat international contre l’extrême droite aux côtés des camarades ukrainiens.
Ici on n’indiquera que de très brefs éléments de cette histoire complexe:
(1) l’Ukraine est un pays hétérogène sur le plan ethno-linguistique, ce qui ne la rend pas déficiente ou exotique (les groupes ethno-linguistiques belges sont plus éloignés l’un de l’autre qu’en Ukraine);
(2) cette hétérogénéité est devenue un enjeu politisé seulement à partir des années 2000 et imposée par la logique de la concurrence parlementaire;
(3) l’extrême droite est un sous-produit de cette polarisation qui s’est sortie hors du contrôle des élites politiques vers 2013-2014;
(4) elle existe des deux côtés du clivage politique (pro-russe et pro-ukrainien), bien que les nazis pro-russes parfois s’appelent eux-mêmes “patriotes antifascistes”;
(5) l’extrême droite “pro-ukrainienne” pose un énorme problème pour la société ukrainienne, et cela s’empire par l’invasion russe;
(6) jusque-là, malgré son influence au sein de la société civile libérale ukrainienne, l’extrême droite n’a pas réussi à gagner plus que 2-3% aux élections au cours des dix dernières années;
(7) la “décommunisation” et l’approche centralisatrice qui ressemble à la française dans le domaine linguistique sont des tendances très inquiétantes en temps “normal”, c’est-à-dire avant le 24 février;
(8) le régiment néo-nazi Azov est un facteur non négligeable dans la politique interne, mais il est une goutte d’eau dans l’océan par rapport à l’intégralité de l’armée ukrainienne dans le contexte de la guerre actuelle.
Autrement dit, ni la société, ni l’Etat ni l’armée ukrainiens ne sont “nazis”, bien que l’extrême droite ukrainienne soit bien réelle et dangereuse en principe. Cette dangerosité sera-t-elle atténuée si l’Occident arrête de soutenir l’Ukraine dans cette guerre ? Au contraire, dans ce scénario on assistera à la création d’une entité politique vaincue par les Russes, amoindrie géographiquement et acharnée dans son nationalisme virulent. L’humiliation de la défaite et la colère envers les “traîtres libéraux occidentaux” sera l’ambiance idéale pour l’épanouissement d’Azov et de ses semblables.
Nous serions ravis si la gauche francophone commençait enfin, après toutes ces décennies, à s’intéresser au sujet de la politique ukrainienne et à nous aider dans notre long combat contre Azov et les autres groupuscules d’extrême droite, ainsi que contre les lois liberticides dans le domaine culturel. Il n’est jamais trop tard pour ce genre de solidarité, surtout vu que les camarades français ont sans doute beaucoup à nous apprendre, après leur “victoire” politique décisive sur toute tendance droitiste dans leur propre pays. Les Ukrainiens, qui ont voté à 73% pour un Juif russophone au programme antinationaliste, sont preneurs de tout conseil de la part des compatriotes de Marine Le Pen et d’Eric Zemmour. Plus sérieusement, j’espère que les lecteurs de cet article se mettent d’accord sur le fait que la présence de tendances inquiétantes dans la politique interne ne peut aucunement justifier une invasion soi-disant “humanitaire”. Si la protection de la population russophone de l’Ukraine consiste à massacrer cette même population par milliers avec des bombes à sous-munition et des bombes thermobariques, je tremble à l’idée de la protection que peut fournir le régime d’Erdogan à la population musulmane française. Heureusement que la France est protégée contre ce type de menace par ses alliances militaires, ce qui n’est pas le cas de l’Ukraine.
En attendant que la gauche occidentale se prononce ouvertement contre le régime d’ultra-droite poutinien et renoue avec la tradition socialiste de soutien des luttes des petites nations contre les oppresseurs impérialistes, on assiste à une attitude qui ne fait qu’aggraver la situation. Les socialistes occidentaux qui condamnent en bloc tous les Ukrainiens en tant que “nazis” “atlantistes” ne sont pas des agents neutres. Leur position influence les attitudes au sein de la société ukrainienne, qui s’éloigne de plus en plus de la gauche dans la mesure où cette dernière est perçue comme “pro-poutinienne”. En renforçant les stéréotypes implantés par la droite ukrainienne, la gauche occidentale aide à étouffer toute initiative progressiste et amplifie la voix des nationalistes. Cette prophétie auto-réalisatrice va rétrospectivement justifier les positions prises aujourd’hui. Le narcissisme des socialistes dans les pays riches s’affirmera au prix du progrès social et politique dans un pays à la périphérie européenne.
Il y a une dizaine d’années, j’aurais dit que le désir de la gauche occidentale de valider ses opinions l’emportait de toute façon, en toutes circonstances, sur la volonté d’approfondir son analyse et de construire une solidarité vivante. Mais contrairement à cette vision pessimiste, les camarades dans le premier monde avaient été capables de sortir de leur zone de confort en soutenant la lutte des Kurdes syriens - malgré le caractère nationaliste et “militariste” de ce mouvement, encadré par un parti unique et allié au gouvernement étatsunien. La solidarité avec la lutte ukrainienne pourrait être le prochain pas dans la direction du mouvement anticapitaliste mondial, fondé sur l’égalité et l’entraide des travailleurs et travailleuses, éloigné de la logique honteuse des “zones d’intérêt exclusives” impériales.
On en est encore loin. Le chevauchement de la gauche occidentale entre deux optiques - celle de la pureté politique et celle du réalisme réformiste - met les ouvriers et les socialistes ukrainiens dans une double impasse. D’un côté, les Ukrainiens sont condamnés à cause de leur souhait de rejoindre l’OTAN (ce souhait est devenu majoritaire très récemment, uniquement à cause de la politique d’escalade russe) et de se doter de moyens de mener une résistance armée à l’invasion. Ils sont soumis aux exigences strictes de l’antimilitarisme, de l’antipatriotisme et de l’adhérence au programme socialiste de la transformation du monde. Si la nation entière n’est pas mega-hyper-internationaliste-communiste, elle ne semble pas digne du soutien précieux des socialistes habitant les riches pays. En même temps, ces derniers se permettent le luxe de raisonner dans le registre “réaliste”, étant très modérés sur le plan socio-économique de leurs programmes et privilégiant l’optique de l’école réaliste dans les relations internationales. L’optique qui ne prend en compte que les intérêts des grandes puissances est utilisée par le mouvement qui se veut communiste et internationaliste.
D’où les réponses typiques à la guerre actuelle : c’est très triste, mais cela ne nous regarde pas tant que ça. Nous condamnons la guerre et c’est pourquoi nous n’allons rien faire pour l’arrêter, même pas une petite prise de position. Parce que de toute façon c’est la faute à l’OTAN qui a “encerclé” le pauvre Vladimir Poutine et qui l’a provoqué. Poutine doit bien sûr être dénoncé, mais il faut penser à lui donner des “garanties de sécurité”. Les Ukrainiens, eux, ne méritent pas de garanties de sécurité car ils ne fascinent pas l’imagination occidentale autant que la Russie, exotique et attirante. Idéalement, on serait tous très heureux dans un monde sans nations ni frontières, mais puisqu’il y a un impérialiste mécontent, il vaut mieux lui donner ce qu’il veut et continuer de critiquer son propre impérialisme, au calme. Il n’y a pas d’alternative, comme l’a dit un des classiques marxistes.
Quelle position me semble raisonnable ? Le tableau simpliste proposé par les récits libéraux ne conviendrait certainement pas. Je suis très loin de l’imaginaire où cette guerre serait une “lutte de civilisations”, une confrontation entre l’Ukraine toute démocratique et la Russie génétiquement autoritaire et malveillante, ou un délire personnel du dirigeant russe. Comme tout phénomène social, elle est complexe, et cette complexité ne peut pas être sacrifiée à un beau slogan. Ceux qui ont envie de mieux comprendre le contexte de cette guerre peuvent le faire en se référant à la littérature universitaire et militante qui existe à ce sujet. Il n’y a pas que l’UE, les USA et l’Israël/Palestine qui méritent des études approfondies.
Nonobstant toute cette complexité, il me semble pertinent aujourd’hui de déclarer:
(1) plein soutien à la résistance ukrainienne, armée et non-armée;
(2) dénonciation claire de l’agresseur russe, sans réservations rituelles à propos de l’OTAN;
(3) et d’exiger le retrait de toutes les troupes russes de l’entièreté du territoire ukrainien, comme condition nécessaire pour l’autodétermination démocratique éventuelle;
(4) l’annulation de la dette extérieure ukrainienne;
(5) la confiscation de la propriété des oligarques russes (et éventuellement ukrainiens) pour compenser les dégâts causés par la guerre;
(6) l’accueil généreux, inconditionnel et égal de tous les gens fuyant l’Ukraine et les autres pays du monde pour trouver asile dans les pays riches;
(7) le lancement d’un programme de transition énergétique coordonné à l’échelle mondiale pour mettre fin à la dépendance des hydrocarbures et aux dérives politiques qui en découlent;
(8) le désarmement de toutes “grandes puissances” - le bannissement décisif des armes nucléaires ainsi que d’autres types d’armements considérés aujourd’hui barbares;
(9) la démocratisation de l’ONU, qui doit se doter de leviers efficaces pour mettre en œuvre ces revendications.
Un niveau élémentaire de réflexion et de responsabilité politique exigent, à mon avis, l’adhésion à ces points minimaux.